Les Chroniques de l’Extravertie – Éternelle, chapitre 1

Les Chroniques de l’Extravertie – Éternelle, chapitre 1

Ce n'est pas un rêve. Nous sommes presque à la Nouvelle Orléans... dans la maison du dix-neuvième que j'ai reçue en héritage. J'aime cette ville depuis ma plus tendre enfance, mais je n'y étais plus retournée depuis la mort de grand-mère, il y a huit ans.
J'étais du genre à courir toute nue dans son jardin quand j'étais gamine. Je passais mes journées étalée entre les rosiers et les bougainvillées. Il faisait tellement chaud ! Une chaleur humide et étouffante, comme aujourd'hui.
- Sandie ? Combien de temps reste-t-il encore à ton avis ? me demande Laïla.
Je sens la lassitude percer dans sa voix. Et il y a de quoi ! Nous avons fait plusieurs haltes chez des amis respectifs durant cette semaine de route mais l'espace confiné de la voiture commence à nous taper sur le système. New York - Nouvelle Orléans en bagnole, il n'y avait que nous pour y penser.

Au fait ! Sandie, c'est moi. Enfin, à la base c'est Sandrine, mais je déteste. La jeune femme assise à côté de moi est ma meilleure amie. Laïla est une personne adorable et compréhensive mais la patience n'est décidément pas son fort. Même si moi aussi je commence sérieusement à avoir des fourmis dans les jambes.
- Tu n'en as pas assez de répéter la même chose depuis que nous avons quitté New York ?
C'est à mon tour d'être excédée.
- Désolée, mais en même temps ça fait des jours qu'on est parties... je suis tellement pressée d'arriver, s'excuse-t-elle. Tu te rends compte ? Non seulement nous allons être ensemble mais en plus, ce sera vraiment chez nous.
- Oui, je sais, tu pourras me dire merci de t'avoir tirée des griffes de ta mère ! dis-je en riant.
- Oh que oui !

En fait, je l'ai effectivement " enlevée " à ses parents. Elle n'en pouvait plus. Les disputes, les coups, tout ça, ce n'était plus possible. Et comme j'ai été mutée pour enseigner à la Nouvelle Orléans, je l'ai simplement embarquée avec moi, comme ça, sans avoir rien prévu.
Je la regarde à la dérobée. Je me rends compte que je ne l'ai jamais vue si heureuse d'être ici, d'être loin d'eux.
Laïla et moi, nous nous connaissons depuis l'année de mes treize ans. Cela fait neuf ans maintenant. Nous ne nous sommes jamais quittées. C'est le genre de nana qui est toujours là dans les moments difficiles. Et j'en ai traversé moi aussi. Au départ, notre amitié était timide, mais au fil des jours, la présence de l'autre nous est tout simplement devenue indispensable. Je souris sans rien dire et je chasse ces souvenirs de mon esprit. Cela ne me ressemble pas de jouer les filles sensibles comme ça.
Je jette un œil dans le rétroviseur. J'y vois une jeune femme de vingt-deux ans, harassée de fatigue, cernée jusqu'au nombril, les yeux verts en amandes, une mèche de cheveux châtain sur le front. Je les replace machinalement. J'aime que ma frange soit bien droite. Mes cheveux longs ne ressemblent plus à rien. Pas évident avec le vent qui s'engouffre par les fenêtres.

Ma passagère est blonde. Elle porte un carré plongeant court. Ses prunelles brunes fixent l'asphalte sans ciller. Elle est un peu ronde avec une poitrine opulente tandis que moi je suis mince avec un bonnet B arboré fièrement avec la mention planche à pain. Je souris une seconde fois. A vue de nez, nous sommes complètement différentes. Mais impossible de nous séparer, une vraie moule collée à son rocher.
Je me concentre à nouveau et essaye de garder l'œil sur la route, et histoire de ne pas me planter dans la voiture d'en face, je cesse de m'attarder sur le paysage qui défile sur ma gauche. J'entends les cigales, Laïla ne parle plus. Elle écoute, elle aussi. On n'a pas l'occasion d'entendre les cigales à New York. Il ne fait pas assez chaud je pense, et il y a surtout trop de bruit.
A l'aide d'un vieux plan posé sur ses genoux, mon amie m'indique le chemin. Nous n'avons pas de GPS. Le mien est tombé en rade quelques mois plus tôt et je n'en ai pas racheté. C'était encore inutile à l'époque. Les portables, ce n'est pas notre truc, alors on y va à l'ancienne.
On roule encore une petite demi-heure, puis, finalement, je gare la voiture à l'angle du Louis Armstrong Park, sur North Rempart Street. Chez moi. Chez nous.

Je suis impressionnée comme à chaque fois que je la vois. La bâtisse ressemble davantage à une sorte de manoir tant elle prend d'ampleur sur la rue.
Un jardin aux proportions impressionnantes entoure la maison. Je pensais le trouver plus petit avec l'âge mais non. Et j'en suis presque heureuse. Pour la fillette que j'étais, il avait l'air gigantesque.
La pelouse se dresse à une vingtaine de centimètres du sol. Je peste intérieurement. On va avoir du boulot pour la remettre en état. J'adore les plantes mais bizarrement je n'ai pas la main verte. Laïla est plus douée que moi pour ça.
Au fond, j'aperçois l'étang abrité par ses vieux saules pleureurs. Les arbres y trempent toujours leurs racines noueuses, dont certaines s'enroulent autour d'un petit banc en bois blanc.
Je me tourne à nouveau vers l'habitation. Les murs extérieurs sont blancs eux aussi. Des colonnes droites s'élèvent du sol de la terrasse pour atteindre le balcon, au premier étage. Je sais déjà que j'y mettrai une chaise longue, pour quand je voudrai bouquiner le soir.
Je gare soigneusement la voiture dans l'allée et je pose enfin le pied sur les graviers. Laïla siffle d'admiration.
Le portail qui grince sur ses gonds. J'extirpe les clés de mon sac et j'avance jusqu'à la porte d'un pas un peu fébrile. La serrure est rouillée. Je la trifouille quelques secondes avant de pouvoir entrer.

Mon dieu qu'il fait sombre là-dedans ! il n'y a pas un bruit. Je me rappelle la maison lumineuse et pleine de vie du temps de grand-mère et j'ai un pincement au cœur. Il n'y a pas eu de rires d'enfants ici depuis bien longtemps.
Mon amie et moi nous faisons toutes petites, presque intimidées par le silence ambiant.
Je tâtonne dans le noir à la recherche d'un interrupteur et je lance un " que la lumière soit ! " un peu hésitant.
- C'est magnifique tu ne trouves pas ?
Je chuchote presque en disant cela. Laïla est tellement impressionnée qu'elle ne répond même pas.
Le hall en dit suffisamment sur ce que nous allons voir dans les autres pièces. Les lieux ont été un chouia rénovés. Au sol, un parquet flambant neuf. A notre gauche, un téléphone, avec un cadran ancien. Je soulève le combiné et le porte à mon oreille.
- La ligne fonctionne.
- Ta famille a vraiment pensé à tout on dirait.
- Mes parents ne sont pas venus ici depuis dix ans.
- Ah oui ? Peut-être qu'ils ont prévenu quelqu'un de notre arrivée dans ce cas.
- Je pense oui.
Mais je suis sceptique. Je jette un coup d'œil autour de moi. À une dizaine de mètres se trouve l'escalier montant à l'étage, et l'on distingue au moins cinq portes de l'endroit où nous nous trouvons.
Je me dirige vers la première pendant que Laïla monte au premier.

Au rez de chaussée, je trouve la cuisine, avec un mobilier très moderne et fonctionnel. Visiblement, elle a été mise à l'ordre du jour. Je me rappelle de la vieille gazinière qui fonctionnait une fois sur trois et des vieux meubles boisés. Elle a été remplacée par un équipement flambant neuf, des placards blancs et un plan de travail gris. Il y a aussi un micro-ondes, un four, un grand frigo et un congélateur. Je quitte la pièce surprise mais ravie.
La seconde porte de la cuisine donne sur un salon convivial, avec un canapé en cuir et deux fauteuils assortis. Je retrouve le côté vieillot de grand-mère avec le lustre qui pend au dessus de la table en vieux chêne de la salle à manger.
Je poursuis ma visite par le bureau et la petite bibliothèque. Cette maison est décidément d'une taille hallucinante. Je ne me rappelais pas qu'il y avait autant de pièces en bas. Je pense vaguement aux heures de ménage que je vais devoir me taper et je laisse échapper un petit rire nerveux.
Je me rappelle soudain qu'il n'y a pas de grenier ici, contrairement à chez mes parents.
Je dois reconnaitre qu'une petite part de moi a toujours rêvé de visiter une pièce de ce genre. Les vieux livres et les caisses empilés par dizaines, tous ces cartons pleins d'objets incongrus. Une belle occasion de fouiner dans l'histoire de la famille. Mais bon... pas de grenier, alors pas de quoi en faire un plat.

Je finis d'explorer cette partie de la maison et je me rends compte que je commence à avoir un creux. La nuit est tombée depuis un moment et je suis fatiguée. Je prends quand même le temps d'ouvrir toutes les fenêtres pour aérer et je m'éclipse par la porte d'entrée.
Laïla crie depuis le premier étage.
- J'ai la dalle ! Tu nous ramènes un truc sympa hein !
Je lève les yeux au ciel et m'engage dans l'allée.

Il commence à pleuvoir. Je pense aux fenêtres que j'ai laissées grandes ouvertes... La plaie... Je presse le pas. Il me semble avoir repéré une espèce d'épicerie en arrivant dans le quartier. Avec un peu de chance, elle sera encore ouverte.
Le crachin se transforme rapidement en pluie battante et, évidemment, je n'ai pas de parapluie.
Au bout de deux minutes, je suis trempée. Je frissonne. Ça s'est rafraichi et je me caille maintenant. Je bougonne " temps de merde ! " entre mes dents en remontant le col de ma petite chemise, et c'est à ce moment là qu'il me heurte de plein fouet.

J'essaye de me rattraper à quelque chose mais je finis lamentablement les fesses dans l'eau. La douleur remonte le long de ma colonne vertébrale et j'ai du mal à respirer. Je lève les yeux en rageant pour trouver, bien campé sur ses pieds, un type beau à tomber, drapé d'une veste noire légère, un jean sombre et un tee-shirt blanc ajusté avec un col en v.
Il m'aide à me relever et le souffle me manque encore une fois à cause de la chute.
J'ai pourtant à peine conscience de la violente douleur dans le bas de mon dos tant je reste bouche bée devant la pureté de ses traits.
- Je suis vraiment désolé mademoiselle, je ne regardais pas où j'allais...
Il semble vraiment confus et il réussit presque à dissoudre ma colère dans l'œuf. Je finis par reprendre mes esprits en grognant.
- C'est toujours ce que les gens vous sortent... Vous n'avez rien de mieux en magasin ?
Je tente de rendre forme humaine à mon short pour sauver la face mais je ne réussis qu'à étaler un peu plus la boue dessus. Je soupire et le regarde à nouveau. Il est en train de me sourire. Mon cœur rate un battement. Je sens mes yeux s'écarquiller.
- Si j'avais su que je ferais tomber ma nouvelle voisine, je ne serais pas sorti ce soir.
Ma mauvaise humeur revient au galop. Ne fais pas le malin mon gars...
- En plus on est voisins ! ça promet...
Il ignore royalement ma remarque et pose sa veste sur mes épaules comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
- Que faisiez-vous dehors par un temps pareil ?
Son tee-shirt s'imbibe de pluie immédiatement et je devine les muscles sous le tissu tendu par la pluie. Cette fois, lorsque je frissonne, ce n'est plus à cause du froid. Je serre plus étroitement sa veste sur ma poitrine.
- Je pourrais vous posez la même question il me semble, monsieur... ?
- Dimitri.
- Sandrine.
Pas de diminutif avec lui. Je marque une pause.
- Enchantée de faire votre connaissance.
- Vous n'avez pas répondu.
Ça y est, il m'agace !
- Je voulais acheter de quoi grignoter, nous venons d'arriver, il n'y a rien à la maison.
- Rentrez chez vous, je vous apporterai quelque chose d'ici une demi heure.
Quel aplomb ! Je le dévisage longuement avant de répondre.
- Je ne voudrais pas vous déranger...
Nouveau sourire. De petits plis apparaissent de chaque côté de ses yeux bleus. Un délice...
- Ce n'est pas le cas, je n'ai rien à faire ce soir, et il n'est pas tard alors...
Je note soudain que sa voix est chaude et douce. C'est hallucinant l'effet qu'elle me fait. J'ai brusquement l'impression d'être aspirée dans un vortex. Mon cœur bat plus vite. De la peur ? De l'excitation ? J'ai très envie de partir, de fuir même, mais au lieu de ça, je profite qu'il est en train de parler pour le regarder plus attentivement.
Un visage aux lignes légèrement allongées, une barbe naissante, des cheveux bruns ébouriffés, un petit grain de beauté juste en dessous de l'oreille droite, de fins sourcils redressés du genre " j'attends une réponse "... merde... j'étais en train de planer complètement. Je réagis à la va-vite, bredouillant presque.
- Parfait ! et bien alors à tout à l'heure.
Il acquiesce. Il a l'air amusé et moi je me sens ridicule. Je tourne les talons et m'enfuis presque jusqu'à la maison.

Les Chroniques de l’Extravertie – Éternelle, chapitre 1

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