Les Chroniques de l’Extravertie, Éternelle, Chapitre 8

Les Chroniques de l’Extravertie, Éternelle, Chapitre 8

Sur le moment, j'ai l'impression que le monde s'effondre autour de moi. Ma tête se met à tourner et je me sens comme aspirée vers le sol. Je m'agrippe au canapé. Dimitri tient toujours Mélodie par les cheveux. Elle essaye de se débattre vainement tandis qu'il raffermit sa prise. Il tire une nouvelle fois violemment sur sa chevelure pour amener son visage jusqu'au sien, juste derrière elle.
- Je te lâcherai quand tu te seras calmée, siffle-t-il entre ses crocs.
La vampire ferme les yeux et inspire profondément. Je vois distinctement ses canines se rétracter dans sa bouche entrouverte et je réprime un frisson.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? dis-je d'une voix entrecoupée.
Je sens poindre une pointe de colère. Et elle est bienvenue. Elle me permet de reprendre mes esprits. Comme Dimitri ne répond pas tout de suite, elle commence à grandir. Je répète ma question avec une assurance froide, en détachant bien mes mots, puis j'ajoute autre chose.
- C'est toi qui as fait ça ?


Je n'arrive pas à déterminer si je parle de l'acte en lui-même ou de la créature que mon ancienne amie est devenue. Il secoue la tête. Non ? Ce n'est pas lui ? Alors qui ?
- Damien.
J'ai envie de demander pourquoi, mais j'ai déjà ma réponse.
- Il te cherchait, mais vous étiez parties en vacances avec ta mère et il a perdu ta trace. Il a senti ton odeur sur elle. Il l'a traquée. Et puis un soir où elle est sortie seule, il l'a attaquée et il l'a détruite.
- Comment ça, détruite ?
Il marque une pause.
- Certaines personnes supportent mal la transformation. Surtout quand elle est brutale. Melly a été sauvagement mutilée, traumatisée. Elle n'a plus jamais parlé depuis. Elle s'exprime par la pensée, elle envoie des images, elle observe. C'est tout. Je l'ai trouvé juste avant le levé du jour. Elle ne savait pas ce qui lui était arrivé. Elle serait morte pour de bon si je n'étais pas intervenu.
- Et encore une fois, tu es arrivé trop tard.
Il serre les lèvres mais ne réplique pas. Il n'y a rien à dire de toute façon.
- Pourquoi n'est-il pas revenu pour s'occuper de moi ?
- Il savait que j'étais là. Il n'a pas eu envie de se fatiguer.
On en est donc là ? Je laisse échapper un rire déconfis. Je n'ai même plus envie de le regarder. Leur petite guerre intestine m'a pris deux amies, et il n'a rien fait pour empêcher ça. Il est toujours arrivé après la bataille. Quel piètre protecteur ...

Mélodie ne bouge plus. Elle se contente de nous regarder, les cheveux toujours noués autour de la main de Dimitri. Elle lui jette un regard en biais. Peut-être pour lui signifier que, maintenant c'est bon, il peut la lâcher. Celui-ci acquiesce et la libère, mais il reste près d'elle un moment, histoire d'être sûr qu'elle ne tentera rien contre moi. Je me lève et sans prêter attention au regard désapprobateur du vampire, je m'approche d'elle, les mains levées en signe d'apaisement. Je me rends compte que Dimitri a agi de la même manière avec moi un peu plus tôt, pour s'occuper de mes points de suture. Finalement, il n'a pas pu s'en occuper, mais je ne saigne plus. Le choc a dû couper l'envie à mon sang de couler.
Je me campe devant Melly et avance mes doigts vers son visage. C'est difficile à croire mais la transformation l'a embellie. Ses lèvres sont plus roses, mais sa peau a pâli. Depuis sept ans qu'elle a disparu, elle est restée cette adolescente de quinze ans. Grande, rousse, avec un visage de poupée et des formes de jeune femme. Mais en me plongeant dans ses yeux verts, j'y ai vu, l'espace d'un instant, le poids des années, de la souffrance, et peut-être même une once de folie.

Je recule d'un pas mais elle me retient d'une main douce. Elle incline son visage enfantin sur le côté et esquisse l'ombre d'un sourire. En une seconde, elle comble le vide qui nous sépare, pose son front contre le mien et glisse ses doigts dans mes cheveux. Je n'ai pas le temps d'avoir peur. Le contact de nos peaux génère des images dans mon esprit. Un flot ininterrompu de scènes, de moment de sa vie. Elle me montre les jours qui ont suivi sa transformation, Dimitri qui s'occupe d'elle, la lave, la nourrit avec des poches de sang, la soutient. Elle me fait voir sa première nuit dans l'abri. La première fois qu'elle s'est nourrie d'un humain, qui est venu ici et qu'elle a réussi à ne pas tuer. Je ressens sa fierté dans cet acte, même si cela ne peut m'empêcher d'être effrayée par ce qu'elle est devenue. Elle m'envoie des images rassurantes, de soirées passées en ville avec Dimitri, sa première sortie toute seule dans sa nouvelle vie, d'elle allant au cinéma, à des concerts dans des bars jazzy. J'ai envie de lui demander pourquoi elle ne parle plus. Elle me transmet une sensation. Les gens n'écoutent pas. Jamais. Ils ne perçoivent que ce qu'ils veulent bien entendre. En montrant, c'est plus simple et plus vrai.
Elle a l'air heureuse dans ces visions. Mais je sais qu'elle a dû passer par des moments terribles, de doute et d'horreur en découvrant ce qu'elle était maintenant, et ce qu'elle serait jusqu'à la fin. La fin de quoi d'ailleurs ?

Elle s'écarte, laissant ma question muette en suspens. Sa main passe de mes cheveux à ma joue et la caresse doucement, comme pour me signifier que tout va bien. Je lui souris à mon tour et presse ma paume contre ses doigts. Je suis triste pour elle, mais aussi contente de la savoir avec quelqu'un qui a su prendre soin d'elle. Même s'il est arrivé trop tard. Cette amertume, encore...
- Je ne sais pas si je dois te remercier. Je ne sais pas si c'est une bonne chose d'être... comme vous. Mais Melly a l'air d'avoir eu une bonne vie depuis qu'elle est avec toi, et pour ça, je te suis reconnaissante.
Il s'incline légèrement. Je sais que chez lui, ça veut dire merci. Il se tourne vers mon amie.
- Je dois m'occuper de sa tête maintenant.
Melly m'adresse un regard contrit.
- Tu peux prendre une poche dans le frigo si tu veux. J'ai ramené du B positif la nuit dernière.
Elle le gratifie d'un de ces sourires radieux dont elle a le secret et file dans sa chambre avec son repas. Elle est différente, mais c'est toujours Melly finalement.

Les jours qui suivent, j'emploie mon temps à rattraper celui que j'ai perdu depuis sept ans. Pendant que Dimitri essaye de m'obtenir une nouvelle identité, je reste avec Melly, je lui parle, elle m'envoie des images, je ris beaucoup, elle aussi, mais juste avec les yeux. Je me sens mieux. Elle me fait du bien. Je ne sais pas si pour elle c'est la même chose. Je n'évoque pas ma vie d'avant car je me rends compte que ça ne sert à rien. Je n'aurais plus le même nom. Je suppose que Dimitri me trouvera un autre travail. Ou peut-être a-t-il accumulé suffisamment d'argent au fil des siècles pour faire de moi une rentière à vie. Ce serait de bonne guerre, mais ça ne te plairait pas. Non. C'est vrai. Mais plus je reste ici avec Mélodie, moins j'ai envie de partir. Je suppose qu'une fois que je serai partie, je ne la reverrai pas. Pour ma sécurité. J'entends déjà Dimitri me dire que ce ne sera pas possible. Que Damien se servirait d'eux pour me retrouver et que nous aurions fait tous ces efforts pour rien. Raison de plus pour rester non ? Non. Je dois partir. Peu de gens ont la chance de pouvoir repartir de zéro. Tu dis ça pour garder la tête froide. Mais tu n'en penses pas moins. Peut-être.

Dimitri rentre peu avant l'aube, une enveloppe kraft à la main. Melly et moi sommes assises toutes les deux sur le canapé à écouter de la musique classique sur la grosse chaîne hi-fi du salon. Je lui jette un regard plein d'appréhension.
- C'est bon ! J'ai tout ! fait-il. Tu pars demain.
Mélodie se crispe à côté de moi. Elle prend ma main et la serre dans la sienne dans un geste possessif. Mon cœur me fait mal. Et voilà.
Les Chroniques de l’Extravertie, Éternelle, Chapitre 8